L’âge

Christian Combaz écrivait dans Éloge de l’âge dans un monde jeune et bronzé. paru aux Éd. Laffont 1987

  1. Il faut dire que nous vivons désormais dans le règne de l’épanouissement personnel. Ça signifie, très littéralement, que le souci de l’autre est devenu secondaire. Il y a quarante ans à peine, on vouait encore, bon gré mal gré, une partie de son existence aux soins de ses parents âgés. Ce n’était pas toujours très drôle, ça n’allait pas sans heurts ni parfois sans haines, mais les grands-mères à domicile avaient un rôle ; et quand ce n’était que celui de l’emmerdeuse, eh bien, c’en était un. Il est vrai que la vie alors était différente. Les femmes étaient moins nombreuses à travailler au-dehors. Les plaisirs étaient plus rares. On sortait peu de chez soi. On ne voyageait pas.

Grâce à Dieu, ces temps d’obscurantisme social sont révolus. Désormais, il y a un deuxième salaire à la maison, les enfants vont à la crèche, on passe le mois d’août au bord de la mer, on change de voiture l’année prochaine et grand-mère est dans une maison de retraite où l’on s’occupetrès biend’elle.

Les enfants, même gâtés, sont déjà sacrifiés de nos jours à la liberté de leurs parents. Sacrifiés jusqu’au divorce, par exemple. Alors une grand-mère, vous pensez ! Ça pèse pas plus lourd qu’une pelote de laine dans la balance de la nouvelle morale sociale.

Tolérer la présence d’un vieillard à domicile et l’aimer ne suppose pas seulement de la patience et de l’abnégation. Ce sont là des vertus que l’on trouve encore, notamment dans les famillespeuévoluées, parce que la tentation de l’égoïsme y est moins forte.

Non, en vérité, garder chez soi un parent plus âgé  n’exige qu’une seule vertu, dont nous sommes de moins en moins capables : c’est de se convaincre qu’il s’agit d’un autre nous-mêmes, et qu’il est de notre propre nature de finir, comme lui, radoteur ou grabataire.

Évidemment, quelque chose en nous se révulse à l’idée que nous puissions accomplir un jour une telle révolution de l’esprit, car, être vieux, n’est-ce pas cesser d’être soi-même ? La plupart des gens en sont convaincus. Ils vont visiter leurs parents âgés comme s’ils passaient la frontière. Après une demi-heure de bavardage, ils ont déjà le mal du pays. Au reste, l’âge sert désormais de véritable passeport, dans nombre de situations de la vie ordinaire. Chez les vieux qui ont l’esprit faible et l’habitude des démarches administratives, il vient presque en substitut de l’identité. ( Au contraire, dans les villages, les personnages les plus hauts en couleur, les fortes têtes et les bavards s’imposent d’abord par leur caractère et leur statut, à tel point que la question est restée subsidiaire. « A propos, dit-on, quel âge ça lui fait ? » )

On me dira que j’ignore combien il est difficile de supporter un vieillard autour de soi. Ces gens-là ne sont pas comme nous, ils sont irascibles, exigeants, pusillanimes à l’extrême. Ils sont souvent avares par crainte de manquer pour l’avenir. Ils vous accablent par la description de leurs maux physiques et réclament sans cesse l’attention.

J’en conviens, ou plutôt je conviens que le vieillard est par nature têtu et prudent. C’est une affaire de cellules ou de circulation cérébrale. Je ne sais pas. Mais quant au reste, allons, ne cherchons pas à justifier notre égoïsme par tant d’hypocrisie ! Si les vieillards réclament l’attention, c’est qu’ils en manquent. Si leurs maux physiques les préoccupent, c’est qu’ils ont peur de nous devenir à charge. Et si la crainte de tout cela les accable, c’est qu’ils ne savent pas de quel amour nous serons encore capables envers eux, quand ils seront tout à fait mal en point.

Pour tout dire enfin, je crois qu’ils n’ont pas une très haute opinion de nous. Notre patience leur est suspecte. C’est pour cela qu’ils l’éprouvent sans cesse. Nous ne les ménageons pas quand il s’agit de notre confort. S’ils trouvent le leur, ils le défendent. Il est même probable que ce souci les tient en vie plus longtemps. Rester indépendant, voilà leur obsession. Ainsi la longévité des vieilles gens se nourrit-elle à la fois d’amertume et d’orgueil. La solitude et la crainte d’appeler à l’aide les obligent  à rester debout le plus tard possible pour n’être pas un objet de pitié. Puis, l’attente des visites et l’illusion que les enfants sont tout de même gentilsles incitent à résister, à tenir encore, comme le joueur de roulette qui ne se résout pas à quitter la table, et qui garde l’espoir que le sort va changer.

Quand ils quittent le tapis, quand l’illusion de pouvoir gagner se dissipe, ils ont au moins, comme lui, la satisfaction d’avoir duré. Mais à quel prix ?