La terre est “Malade”

La terre est “Malade” : Qualificatif auquel les uns n’accorderont qu’un sens métaphorique, tandis que d’autres n’hésiteront pas à lui donner un sens littéral.

Tous sont d’accord, et cela seul nous importe, pour affirmer que notre planète est en train de sortir d’une longue phase d’équilibre, que l’ensemble des autorégulations qui régissaient notre système planétaire depuis des millénaires est aujourd’hui gravement perturbé. Les scientifiques sont unanimes aussi à reconnaître que, très régulièrement au cours de sa longue histoire, notre planète a connu de profondes mutations, passant d’un système d’équilibre à un autre (glaciations et réchauffements successifs, en particulier). Si bien que la part exacte de l’Homme dans les dérégulations actuelles fait légitimement débat. Mais là n’est sans doute pas l’essentiel. Les scientifiques, forts des leçons du passé, s’accordent également à penser que la planète retrouvera, dans un temps difficilement appréciable, un nouvel équilibre, comme elle a su le faire tout au long de son histoire. Ce qui doit tous nous intéresser est de savoir si ce nouvel équilibre se fera avec ou sans l’espèce humaine. S’il se construit en même temps que nous disparaissons, l’équilibre à venir n’est pour nous qu’un néant, en tout cas une réalité étrangère à notre espèce et dont nous ne ferons jamais l’expérience.

L’Homme est lui aussi malade, là encore au sens littéral comme au sens métaphorique. Au sens littéral, de multiples signaux nous alertent sur la maladie de notre espèce. Progression exponentielle de la stérilité masculine, affaiblissement constant des systèmes immunitaires, explosion des cancers (qui toucheront bientôt un humain sur trois), réapparition de maladies qu’on croyait à tout jamais éradiquées, troubles mentaux en constante progression (ainsi que le rappelle Jean Delorme, selon un rapport de l’O.M.S. ces troubles affectent aujourd’hui plus de 400 millions d’individus). Au sens littéral encore, notre espèce, du fait de ses technologies, a rompu tout ce qui contribuait à maintenir un rapport équilibré entre elle et le reste des vivants, entre elle et l’ensemble de la planète. Elle prolifère au détriment de toute la vie terrestre, sans que nul ne soit en droit d’espérer une diminution brutale du nombre des humains, encore moins, cela va de soi, de souhaiter la mise en place de moyens brutaux permettant d’y parvenir. Sur un plan plus métaphorique, notre maladie a pris depuis le début des temps modernes la forme d’un changement brutal de paradigme, d’un anéantissement des croyances millénaires sur lesquelles les Hommes avaient bâti leurs civilisations, sans qu’on soit aujourd’hui en mesure de repérer quelles représentations pourraient prendre la relève des archétypes perdus.

Chacun pressent que la maladie de la terre et celle des humains sont liées, sans que nul ne soit en mesure de démontrer la nature exacte de ce lien. Là encore, il importe, face à l’urgence de la situation, de ne pas nous égarer dans des querelles théoriques : un tel luxe nous est interdit.  Ce qui fait consensus, et dont nous devons partir, est que nous sommes devant un problème global exigeant, si l’on veut avoir une chance quelconque de le résoudre, une approche « holistique ». A des nuances de vocabulaire près, certains se référant à la notion de « globalité », d’autres proposant une approche « systémique », d’autres encore préférant le terme « holisme » ou ses dérivés, il règne aujourd’hui, et c’est un fait récent et encourageant, un accord profond, non seulement entre les intellectuels, mais dans l’ensemble de la collectivité instruite et informée, sur la nécessité de rompre avec le privilège exorbitant de la méthode d’analyse qui a fait les beaux jours de la science classique.

Le drame, car drame il y a, vu les conséquences qui en résultent, à savoir une lassitude et une désespérance dont nous pourrions ne jamais nous relever, c’est qu’une telle approche holistique, déjà difficile théoriquement, semble incapable d’induire des pratiques efficaces. Dès qu’il s’agit de quitter le domaine du constat pour entrer dans celui des propositions d’actions, chacun constate que la globalité est oubliée, chacun s’en retourne à ses vieilles habitudes : cloisonnement des savoirs prétendant chacun à la vérité suprême, parcellisation des techniques prétendant toutes au monopole de l’efficience, atomisation des groupes dont chacun tente d’accaparer la scène médiatique dont l’influence est devenue considérable. Une telle contradiction porte en elle l’explication de tous nos échecs : alors même que la conscience du péril grandit incontestablement, alors même que se multiplient les discours écologiques et les appels à des comportements plus respectueux des équilibres fragiles de la planète, alors même que nos enfants en particulier manifestent une sensibilité aux questions écologiques très supérieure à celle de leurs parents, alors même, donc, que de multiples facteurs encourageants pourraient nous faire penser qu’un tournant est proche, chacun perçoit la vanité de ce qui n’est à ce jour qu’une tragique agitation.

Comment résoudre cette contradiction mortifère ? Comment cheminer vers des solutions concrètes qui soient en harmonie avec l’approche holistique qui seule est à la hauteur des enjeux ? L’heure n’est plus au simple constat, même si les constats doivent être poursuivis et affinés. L’heure n’est plus à la simple critique des systèmes en place, aucune dénonciation n’étant à elle seule donatrice de solutions. Notre conscience présente ce handicap d’être un puissant instrument critique, mais un bien pauvre outil de création. Lorsque, autour d’une table, on lance à la cantonade un mot négatif, une proposition critique, les discours prolifèrent, les échanges abondent. Mais dès qu’on énonce un terme positif, une proposition constructive, le plus souvent le silence se fait et le voile de l’ennui plane sur les convives. L’on connaît l’adage suivant lequel les médias ne sauraient parler des trains qui arrivent à l’heure. Ce qui est vrai des médias est vrai de la communication en général, et de tous nos dialogues en particulier.

Pour corriger ce handicap et en même temps dépasser la contradiction que nous avons circonscrite, revenons donc sur la notion dont nous étions partis en affirmant que notre planète sortait d’une longue phase d’ « équilibre». Les constats de « déséquilibres » abondent, mais reconnaissons que la notion même d’équilibre sur laquelle nous nous sommes penchés n’a guère retenu l’attention. Elle semble pauvre, plate, stérile. Les attitudes moyennes, l’idée d’un juste milieu, n’ont guère pesé lourd face aux discours critiques et aux thèses révolutionnaires. Victimes d’un contresens radical, nous avons cru le plus souvent que l’équilibre était la situation « normale », le moment statique, la phase d’immobilité, et qu’à cet arrêt succédaient heureusement des ruptures plus ou moins violentes qui seules faisaient avancer l’histoire.

L’Occident a particulièrement méprisé l’équilibre. Or c’est la civilisation occidentale et sa logique techno-scientifique qui ont joué un rôle déterminant dans les évolutions de ces derniers siècles. Place beaucoup plus grande est faite du côté de l’Orient aux idées d’harmonie, de « Voie du Milieu », en bref d’équilibre, et nous pourrions utilement nous en inspirer. La seconde partie de cet ouvrage est là pour le rappeler.

En réalité, l’équilibre est une notion essentiellement dynamique, peut-être même la plus dynamique qui soit. C’est aussi une notion exigeante, peut-être aussi la plus exigeante qui soit. L’équilibre n’est pas un état, c’est une conquête, c’est une réussite fragile et toujours éphémère. L’équilibre, c’est en fait l’équilibration, la mise en harmonie de forces et d’énergies opposées, et comme le souligne Marcel Conche dans sa préface, les Grecs en général, et Héraclite peut-être en particulier, l’avaient admirablement théorisé. L’équilibre, c’est la résolution de tensions et de conflits qui sont, eux, la règle et l’état le plus banal de tout système, cela même si la théorie thermodynamique a raison de penser qu’à long terme l’énergie se perd et que l’entropie triomphe toujours. Car ce qui nous intéresse, ce n’est pas l’état final de la terre, du système solaire, ou de l’univers entier (questions abstraites pour théoriciens en mal de recherches), c’est le sort des vivants que nous sommes et l’avenir proche de nos enfants. Ce qui nous intéresse, c’est l’avenir proche, car nous avons accepté l’idée que rien ne nous garantit un avenir lointain. Notre philosophie occidentale aurait pu prendre un autre chemin si elle avait suivi Héraclite, et non Parménide et son successeur Platon (que Nietzsche qualifie avec justesse d’« empailleurs » ou de « momificateurs »), si elle avait mis au centre de ses méditations l’image héraclitéenne de l’arc : « Le nom de l’arc est vie, son œuvre mort » (fragment 48). Quand l’arc est tendu, un merveilleux et improbable équilibre relie la corde, la main qui la tend, la flèche prête à s’envoler. L’équilibre est tension extrême, proportion rigoureuse entre des éléments dont chacun d’entre eux ne demandent pourtant qu’à jouer sa propre partition, à agir isolément, à travailler, permettez-moi cette expression, « analytiquement », et même, si l’on accorde crédit à l’étymologie, «diaboliquement». Puis l’équilibre se rompt et l’œuvre de l’archer se fait œuvre de destruction. L’équilibre est vie, le déséquilibre est mort. Si l’Occident avait suivi la voie héraclitéenne, autre aurait été notre philosophie, autre peut-être aussi notre histoire. Mais on ne ramène pas en arrière la flèche qui a quitté l’arc.

Les auteurs de ce livre, chacun dans son domaine de compétence, apportent la démonstration de la richesse et du caractère opératoire exceptionnel de la notion d’équilibre, qui grâce à eux sortira, en tout cas l’espérons-nous, des limbes philosophiques dans lesquels notre tradition l’a confinée. En nous apprenant à saisir ce qu’est l’équilibre du corps, ce qu’il en est de la santé comme processus continu d’équilibration, ce que devrait être une thérapie centrée sur la recherche de l’équilibre, ce que signifie l’équilibre sur le plan psychologique, sur le plan écologique, sur le plan économique, en nous enrichissant de traditions orientales dont nous n’avons souvent qu’une vision caricaturale, en cernant philosophiquement de la manière la plus rigoureuse la notion d’équilibre, ils contribueront à réhabiliter une notion qui devrait être le moteur de nos visées écologiques.

Si nous ressortons de cette lecture convaincus que l’équilibre est vie, qu’il doit être, pour les animaux conscients que nous sommes devenus, l’objet d’une attention constante et d’un vouloir profondément ancré, si ce livre modifie, ne serait-ce qu’insensiblement, nos habitudes intellectuelles valorisant la critique et la négation au détriment des concepts positifs, si la diversité des approches de l’équilibre conduites dans cet ouvrage rend évidente la nécessité de faire de cette notion la clef des transformations comportementales sans lesquelles l’écologie ne restera qu’un mot creux, alors cette entreprise collective pourrait, unie à d’autres allant dans le même sens, contribuer à combler le fossé qui sépare dramatiquement aujourd’hui encore la conscience écologique des périls qui nous guettent, et la mise en œuvre des transformations radicales dont l’urgence grandit. Démontrer, preuves à l’appui, que la notion d’équilibre guide dès à présent, dans des domaines dont nul ne saurait contester la rationalité, aussi bien des hypothèses fécondes que des pratiques efficientes entre toutes, pourrait constituer une étape non négligeable dans la résolution de la contradiction dont nous avons dit qu’elle expliquait à elle seule la plupart de nos échecs : la contradiction entre une démarche holistique en faveur de laquelle plaident tous nos chercheurs, et des techniques segmentées et analytiques inspirées par l’ancien paradigme.

Un tel ouvrage pourrait du même coup véhiculer une leçon morale, en faisant reculer la désespérance qui nous gagne si souvent, et en nous encourageant à marcher beaucoup plus résolument encore dans les directions que tracent ses auteurs. Si un tel message est reçu, cet essai pourrait être le premier d’une série explorant avec la même philosophie les autres oubliés de notre Panthéon conceptuel. La réception dont bénéficiera ce livre, si nous ne nous sommes pas trompés, nous encouragera à poursuivre cette recherche et à aller plus loin dans cette exploration. On aura compris qu’un semblable travail n’est pas pure spéculation théorique, mais instrument au service d’une évolution de nos habitudes mentales, outil destiné à prendre place dans la boite à outils qui nous fait aujourd’hui défaut pour transformer notre rapport au réel avant qu’il ne soit trop tard.

 Avant propos de Philippe GRANAROLO – Philosophe co-auteur avec Jean DELORME de l’ouvrage « éloge de l’équilibre »